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mercredi 28 janvier 2015

Une indigène , enseignante de la République



 

Dans les écoles, le racisme n'est 

pas toujours là où on le croit ...



Nombreux ont été les enseignants à témoigner du déroulement de la minute de silence dans leurs classes, rapportant parfois des incidents.
Jemma Bent Seghir est enseignante elle aussi, elle s'interroge sur la position manichéenne de certains de ses collègues. Explications.


Depuis deux semaines, des enseignant-e-s, abondamment relayé-e-s par les médias, construisent la figure de l'élève supposé-e musulman-e et qui serait réti-f/ve aux "valeurs de la République", complice du terrorisme, antisémite et foncièrement obscurantiste[1].

Tous ces témoignages visent à construire aussi en creux, par différence, l'image d'une institution scolaire et de ses membres qui seraient, eux, du bon côté de la frontière civilisationnelle, à savoir humanistes, éclairé-e-s, progressistes.

Les élèves "barbares" vs les enseignant-e-s civilisé-e-s ?
D'ailleurs, si on étudie plus attentivement ces compte-rendus de discussion post-attentats en classe, certains procédés rhétoriques apparaissent comme récurrents : l'enseignant-e se met en scène comme apôtre des bonnes valeurs, met en scène son effroi face à certains propos, et sa patience, son inlassable abnégation.

Des expressions, visant à provoquer la compassion, du type : "Expliquer, encore", "ne pas s'énerver", "recommencer", "les enseignants en première ligne", "désarroi..." reviennent dans nombre de témoignages.



Généralement, les questions des élèves sur le "deux poids deux mesures" commémoratif[2], par exemple, ou encore sur le caractère politiquement problématique de "Charlie Hebdo", sont d'emblée présentées comme illégitimes, choquantes, et même horrifiantes.

Comme si en elles-mêmes toutes ces questions recelaient les germes d'un soutien possible aux attentats. 
 
On ne reviendra pas sur la faute logique opérée par ces enseignant-e-s lorsqu'ils associent une condamnation de la tuerie à l'adhésion à la ligne éditoriale de "Charlie Hebdo", elle a déjà été mise en lumière.

Entorses à la déontologie professorale

On peut en revanche souligner que la promptitude de certains enseignant-e-s à rapporter ces propos en les criminalisant, tout en donnant d'elles/eux une image flatteuse, constitue une rupture grave de la confiance inhérente à toute relation pédagogique.

Chaque année, à l'occasion de certains cours, certains élèves (et je précise tout de suite : des élèves de tous horizons sociaux) tiennent certains propos problématiques, et il ne m'est jamais venu à l'esprit d'aller les rapporter à la presse (et encore moins à la police !), parce que c'est mon travail d'aider les élèves à réfléchir, à interroger leurs préjugés, y compris quand certains de ces préjugés me heurtent, voire me blessent à titre personnel.

Que de simples interrogations soient d'emblée considérées comme suspectes, qu'elles soient insupportables, que soit également insupportable la méfiance des élèves face aux médias[3], tout ceci révèle comment sont perçu-e-s certains élèves, à savoir toujours déjà a priori comme des menaces.

Cette entorse à la déontologie professorale risque d'ébranler fortement la confiance des élèves à l'égard de l'institution scolaire, et des institutions étatiques en général, ce qui évidemment est désastreux, notamment sur le long terme...

Ce qui n'est jamais envisagé, c'est donc le fait que peut-être ces élèves auraient des questions pertinentes, et ne seraient pas aussi irrationnel-le-s et barbares qu'on veut bien nous le dire, mais aussi le fait que peut-être l'institution et ses membres ne sont pas aussi "blancs" comme neige, aussi éclairé-e-s et irréprochables qu'ils semblent l'être, le titre d'enseignant ne procurant pas automatiquement une sorte de vertu morale et politique infaillible.

De quelles valeurs parle-t-on ?

Toute cette représentation me met personnellement vraiment très mal à l'aise. 

D'abord parce que, comme enseignante, je partage certains questionnements des élèves, et que lorsqu'ils/elles sont criminalisé-e-s, je le suis aussi, alors même que je suis profondément convaincue de ne faire que ce pour quoi je suis payée, à savoir réfléchir avec logique et rigueur, et aider à développer l'esprit critique des élèves.

Il est tout de même aberrant de ressortir d'une salle de classe, d'avoir explicitement condamné la violence des attentats, leur caractère injustifiable, d'avoir aussi admis qu'il n'est cependant pas criminel de critiquer la ligne éditoriale d'un journal, et de se demander si on n'a pas dit quelque chose qui pourrait nous attirer des ennuis, vu le climat de chasse aux sorcières qui règne actuellement.

Réfléchir rationnellement en mettant à distance les affects semble être devenu une attitude menaçant la République.

Un enseignant de philosophie vient d'ailleurs d'être mis à pied par le Rectorat de Poitiers, apparemment sans avoir tenu de propos de soutien à l'égard des terroristes, ni de propos complotistes ou antisémites.

Ou encore, entendre des enseignant-e-s, tout-e-s blanc-he-s, à la radio se demander comment amener des élèves à rire des caricatures de "Charlie Hebdo"[4], posant comme problème le fait que ces élèves soient blessé-e-s par ces caricatures, comme si cela constituait un ferment terroriste, cela me renvoie au fait que, moi non plus, cela ne me fait pas rire, au fait que moi aussi, je suis blessée, que moi aussi, je me sens humiliée, pour des raisons à la fois affectives et rationnelles, alors que je suis censée pourtant être du bon côté de la frontière civilisationnelle... 

J'aimerais bien que ce sentiment, qui est lié à une analyse politique de ce que signifie l'humour "Charlie Hebdo", à savoir un humour qui rit des populations en situation de domination dans ce pays, soit pris au sérieux par mes collègues, au lieu d'être d'emblée rejeté du côté d'une pensée obscurantiste.
Je ne comprends pas bien quelles sont les fameuses valeurs à transmettre, si la réflexion critique est condamnée et si on est incapable d'empathie et de compréhension à l'égard d'un sentiment d'humiliation qui est d'emblée disqualifié.
Il serait temps que certain-e-s se décentrent un peu de leur propre point de vue et entendent, véritablement, sans paternalisme, le point de vue d'autrui. 
N'est-ce pas là l'héritage humaniste et notamment la leçon à tirer de la lecture de Montaigne ?

Un racisme structurel...

Ensuite, cette représentation visant à "blanchir" l'institution me met mal à l'aise en tant que personne, qui a fait l'expérience, et continue de la faire quotidiennement, du racisme inhérent à cette institution.

Mettre en scène les enseignant-e-s comme devant faire face à cette supposée hétérogénéité radicale de ces élèves à "nos" valeurs, c'est, de façon gravissime, cacher le fait que les enseignant-s-s eux-mêmes sont loin, souvent, de pratiquer les valeurs qu'ils prétendent chercher à inculquer. 
 
blanchité majoritaire du corps enseignant et les catégories de perceptions racistes liées à cette blanchité produisent des effets.

Je peux personnellement en témoigner. Je suis enseignante et je suis une femme arabe, descendante de l'immigration post-coloniale. 

J'ai eu un parcours que d'aucuns qualifieraient de parcours d'intégration" parfait. 

Ceci étant, pendant tout mon parcours scolaire, j'ai eu affaire, chaque année, à certain-e-s enseignant-e-s m'assignant à mon identité, à ma supposée religion, alors que j'étais en situation de réussite scolaire...

Je ne ferai pas état ici de toutes les vexations, de toutes les situations injustes auxquelles j'ai été confrontée, de l'école maternelle jusqu'au doctorat, ni du sentiment d'illégitimité que tout cela a instillé en moi, contre lequel j'ai dû dépenser tant d'énergie à lutter et qui ne me quittera d'ailleurs jamais... cela mériterait un livre !


Mon cas est malheureusement tristement banal.

Je peux encore le constater lorsque j'entends les propos tenus en toute impunité par des collègues au sujet des élèves, propos qui peuvent parfois aller jusqu'à l'injure raciste...
Ce constat est d'ailleurs partagé par d'autres collègues dans autres établissements. 
 
Il ne s'agit pas juste d'expériences individuelles, ou d'enseignant-e-s qui individuellement seraient racistes, mais il s'agit bien d'un fonctionnement structurel discriminant.

A cet égard, on peut lire avec profit Georges Felouzis, sur "l'apartheid scolaire", ou encore les travaux du Réseau national de lutte contre les discriminations à l'école.

qui s'exerce aussi sur les enseignant-e-s descendant-e-s de l'immigration.

Aujourd'hui encore, en salle des professeur-e-s, je peux faire l'expérience directe et indirecte de ce racisme. 

Je dois ainsi subir des "plaisanteries" récurrentes déplacées, à la fois sexistes et racistes, reposant sur de vieux clichés orientalistes de la femme arabe lascive, par exemple sur le fait que mes élèves apprécieraient mes cours parce que je danserais devant eux la "danse du ventre", ce qui évidemment est une façon de nier mes compétences intellectuelles et pédagogiques, en me ramenant à mon genre et à ma "race".

Il faut aussi supporter la difficulté à être prise au sérieux par des collègues qui ont du mal à "intégrer" le fait que je suis autant voire plus diplômée qu'elles/eux, et qui se permettent des comportements paternalistes qu'ils/elles ne se permettent jamais avec les autres. 
 
Mais surtout, les membres de l'Education nationale supposé-e-s musulman-e-s doivent faire face à la suspicion permanente quant à leur attachement aux "valeurs républicaines", dont on ne sait pas très bien ce qu'elles recouvrent, puisqu'elles sont revendiquées aussi par des collègues tenant quotidiennement des propos sexistes, racistes, homophobes à propos des élèves, et qui sont couvert-e-s par le corps enseignant et la hiérarchie.

Il est insupportable de faire l'objet d'une injonction permanente à s'intégrer, alors même qu'on a apparemment rempli le contrat qui était proposé, et de constater que quoiqu'on fasse, on sera toujours renvoyé à cette altérité, à cette figure de menace potentielle.

En tant que femme arabe, je sais que tenir un discours critique, partagé par des intellectuel-le-s blanc-he-s radicaux, sur l'identité nationale, sur l'héritage colonial, ou encore sur le racisme institutionnel, pourra potentiellement être considéré comme un manque de loyauté républicaine, quand d'autres pourront s'exprimer à ce sujet sans être attaqué-e-s du point de vue de leur identité.

En ce moment, les membres de l’Éducation Nationale supposé-e-s musulman-e-s vivent une situation d'assignation insupportable, puisqu'ils/elles sont sommé-e-s de montrer patte blanche, d'être Charlie", et de se désolidariser des terroristes, car présumé-e-s potentiellement complices, comme l'ensemble des autres musulman-e-s de ce pays, à ceci près qu'ils/elles sont de surcroît considéré-e-s comme des infiltré-e-s à l'intérieur même de la matrice républicaine.


Il devient difficile, voire impossible dans certains cas, d'entrer en salle des profs.

Cette expérience que je fais et que beaucoup d'autres font aussi , de la reconduction de l'injonction à s'intégrer et de l'altérisation perpétuelle permet donc d'éclairer sous un nouveau jour le discours tenu par des enseignant-e-s sur le caractère "inintégrable" des élèves, mais aussi de relativiser la figure vertueuse des enseignant-e-s porteurs de valeurs civilisées...


Par Jemma Bent Seghir Enseignante



[1] Il s'agit en fait de réactiver un discours bien connu, au moins depuis la parution de Les territoires perdus de la République, dirigé par E. Brenner et paru en 2002. D'ailleurs, certains contributeur-e-s de cet ouvrage à la méthodologie très discutable sont abondamment invité-e-s à s'exprimer en ce moment dans les médias.

[2] Pourquoi une minute de silence à l'occasion de ces morts et pas d'autres ? Pourquoi une mobilisation mondiale le 11 janvier quand des massacres ont lieu ailleurs dans l'indifférence ?

[3] D'ailleurs Najat Vallaud-Belkacem a mis sur le même plan dans un discours du 22 janvier, cette saine méfiance face aux médias et le délire complotiste... confusion qui évidemment ne peut que donner de l'eau au moulin des complotistes : "il y a aussi la "mésinformation" de certains élèves, pour partie informés exclusivement par les réseaux sociaux, la pénétration d’une théorie du complot disant la suspicion généralisée, la défiance à l’égard des institutions et des médias traditionnels."

[4] Les Matins, France Culture, lundi 19 janvier, animé par M. Voinchet, avec Prune, Marie-Caroline, Claire, Mara Goyet, Gwendoline. 

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